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Droit en ligne

 

Le droit de la preuve au cœur d’une sentence annulant le congédiement et ordonnant la réintégration du plaignant

Dans une sentence datée du 9 mars 2023, l’arbitre Éric Lévesque s’intéresse aux principes applicables en matière de congédiement, mais aussi à ceux qui régissent le droit de la preuve. Au terme de son analyse, il rejette la preuve d’expert de l’employeur et accueille le grief.

Dans cette affaire dans laquelle un avocat de notre étude a représenté avec succès la section locale 666 d’Unifor, l’arbitre est saisi d’un grief qui conteste le congédiement du vice-président du syndicat (« le Plaignant »). Il est utile de résumer les faits en preuve.

L’arbitre reproduit d’abord la lettre de congédiement remise au Plaignant. Comme expliqué dans celle-ci, cette lettre fait suite à une enquête initiée après qu’un salarié, membre de l’unité représentée par le syndicat (le « Salarié »), ait trouvé, dans son casier, une note calomnieuse et anonyme. L’employeur précise, dans la lettre, que le Salarié se disait déjà victime de harcèlement, s’était absenté pour maladie pendant plusieurs mois et que le syndicat avait déposé, de nombreux mois avant la réception de la note, un grief alléguant ce harcèlement. La lettre de congédiement reproche au Plaignant d’avoir rédigé la note contenant « des propos désobligeants, irrespectueux, intimidants, dégradants et inacceptables à l’endroit d’un collègue ».

L’arbitre dépeint ensuite la situation de harcèlement dont se plaint le Salarié ayant reçu la note calomnieuse. Ce dernier se dit victime de harcèlement par un collègue depuis plusieurs mois. Au terme d’une première enquête, l’employeur déplace la personne visée par les allégations de harcèlement pour éviter les contacts entre les deux protagonistes. Cependant, suivant ce changement, le Salarié informe l’employeur qu’il est victime de nouvelles conduites vexatoires. Suivant ces allégations, le syndicat dépose un grief, l’employeur amorce une deuxième enquête et le Salarié est reconnu comme ayant subi une lésion psychologique au travail.

Les évènements au cœur du litige surviennent le jour du retour au travail du Salarié. Dès son arrivée au travail pour le quart de jour, il trouve la note à l’origine de l’affaire dans sa case. Il informe le Plaignant qui se dit alors indigné de voir que le harcèlement se poursuit de plus belle. Le Plaignant, à titre de vice-président du syndicat, prodigue différents conseils au Salarié. L’employeur est informé de ce geste de harcèlement.

Le lendemain, l’employeur rencontre les employés du quart de jour pour discuter de ce qu’il considère être un acte d’intimidation. L’arbitre retient que la preuve sur cette rencontre est contradictoire quant à la réaction du Plaignant, certains témoins l’ayant jugée excessive et anormale d’autres n’ayant rien relevé d’anormal dans celle-ci.

Au lendemain des rencontres, le syndicat dépose un autre grief alléguant du harcèlement contre le Salarié ayant reçu la note. Ce dernier témoigne que le comportement du Plaignant à son égard est demeuré normal.

L’employeur commande une nouvelle enquête dont les conclusions veulent que deux travailleurs, notamment celui identifié par le Salarié comme son harceleur depuis plusieurs mois, soient des éléments perturbateurs démontrant un haut degré d’incivilité et le bien-fondé de la plainte.

Enfin, l’employeur commande une expertise d’écriture comparant l’écriture de la note calomnieuse et celles de six employés ciblés par le directeur, dont le Plaignant. Celui-ci a été ciblé pour cet exercice en raison de sa réaction considérée comme exagérée le lendemain des évènements. L’arbitre relève que l’employeur ne soumet pas, pour cet exercice, des échantillons d’écriture appartenant à l’un des salariés pourtant identifiés dans le rapport d’enquête comme étant un élément perturbateur. En réponse à des questions sur cette omission, la représentante de l’employeur indique que le rapport a été achevé après que le directeur des opérations ait identifié les six personnes dont l’écriture devait être analysée. L’arbitre retient en outre que l’experte a demandé à l’employeur des échantillons supplémentaires en cours d’expertise, mais que seuls des extraits d’écriture du Plaignant lui ont alors été transmis.

Deux mois après la découverte de la note, le syndicat et le Plaignant sont informés de la conclusion de l’expertise dans le cadre d’une rencontre. Le Plaignant nie alors vigoureusement avoir écrit la note calomnieuse. Le Salarié se plaignant de harcèlement est aussi informé des conclusions de l’expertise et refuse de croire que le Plaignant est l’auteur de la note puisqu’ils sont amis.

Il demeure que le Plaignant est congédié. L’arbitre souligne aussi que, suivant le rapport d’enquête de harcèlement, les deux personnes identifiées comme des éléments perturbateurs se voient imposées de suspensions sans soldes.

Une fois les faits exposés, l’arbitre se penche sur le contenu de la preuve d’expert.

L’employeur fait entendre la graphologiste ayant rédigé le rapport sur lequel il fonde, du moins en partie, le congédiement du Plaignant. Celle-ci affirme que la note est un écrit déguisé et qu’elle a analysé les échantillons en se fondant sur cette prémisse. L’arbitre retient de son témoignage que la conclusion de son rapport se situe au deuxième niveau de certitude et que pour un niveau de certitude plus important, elle aurait dû avoir des échantillons de tous les employés de l’usine. Enfin, il relève que l’experte indique que sa conclusion ne peut pas être interprétée comme une certitude.

De son côté, le syndicat dépose un rapport d’expertise et fait entendre l’auteur de celui-ci. L’expert du syndicat relève ce qu’il juge être des lacunes méthodologiques dans le rapport de l’employeur. Il exprime aussi un désaccord sur l’hypothèse formulée par l’experte de l’employeur voulant que la note soit un écrit déguisé. À l’audience, l’expert indique qu’au terme de son analyse, il conclut que le plaignant n’est fort probablement pas l’auteur de la note.

L’arbitre analyse ensuite l’ensemble de la preuve en regard du droit applicable. En premier lieu, il s’attarde donc à déterminer si la preuve établit de manière prépondérante que le Plaignant a déposé la note anonyme dans le casier de son collègue.

À cet égard, l’arbitre indique que l’employeur a tenté de faire la preuve de ce fait par présomption. Plus particulièrement, l’employeur suggère que l’on peut tirer du rapport d’expert la présomption selon laquelle le Plaignant a écrit la note.

Considérant la position de l’employeur, l’arbitre expose les règles du droit de la preuve qui gouvernent la preuve d’expert et les appliquent à l’affaire en cause.

En l’instance, s’intéressant à la valeur probante de l’expertise de l’employeur, l’arbitre rappelle qu’elle se fonde sur l’analyse de l’écriture de seulement six des 150 employés ayant accès aux casiers. Il relève que le «caractère restreint de l’échantillon analysé devient problématique» et que le choix du groupe de personnes expertisé est «pour le moins discutable». Sur ce deuxième sujet, l’arbitre souligne que l’employeur ne s’est même pas assuré de la présence de ces personnes au travail le jour des évènements. Aussi, il qualifie de troublant le fait qu’une des personnes dénoncées par le Salarié, laquelle personne est aussi identifiée comme ayant commis des gestes d’incivilité dans le rapport d’enquête sur le harcèlement, n’était pas dans le groupe visé. L’arbitre retient qu’après la production du rapport sur le harcèlement, l’employeur aurait pu demander un complément d’expertise sur l’écriture de cette personne. En somme, selon l’arbitre, en restreignant les hypothèses de travail et le matériel soumis à son experte, l’employeur a influencé ses conclusions d’une manière qui atteint la valeur probante de l’expertise. Une telle expertise contrevient aux principes établis par la Cour suprême notamment dans White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, voulant que l’expertise doive être indépendante. L’arbitre conclut que l’expertise ne peut être retenue comme un élément permettant d’induire la présomption alléguée par l’employeur.

Considérant cette conclusion, l’arbitre s’intéresse aux autres éléments qui, selon l’employeur, peuvent induire la présomption voulant que le Plaignant soit l’auteur de la note. L’arbitre retient que, même s’il devait se rendre aux arguments de l’employeur voulant que le plaignant ne soit pas crédible lorsqu’il témoigne et que son comportement au lendemain des évènements était étrange, cela ne saurait induire la présomption soutenue par l’employeur.

Cela étant, l’arbitre conclut que, selon la preuve, rien ne relie le plaignant à la note et que d’autres hypothèses devaient être envisagées.

En définitive, l’arbitre retient que le congédiement est la conclusion d’une enquête incomplète et que l’employeur s’est entièrement fié à une expertise non convaincante fondée sur des données incomplètes. Il accueille le grief et annule le congédiement.